L'Arcadie, toujours recommencée...
Michel CONAN

Le retour à la nature

Afin de maîtriser les conditions naturelles de leur existence, les sociétés humaines se sont organisées peu à peu. C'est ainsi qu'elles ont construit des villes, lieux où la plupart des formes d'organisation du contrôle rationnel de la nature pouvaient s'abriter, collaborer ou communiquer entre elles.

Ainsi, en Europe, à partir du XVlllè siècle, les gouvernements, les métiers, les écoles, les tribunaux et les hôpitaux ont été conçus dans les villes au nom d'une recherche de maîtrise rationnelle de la nature matérielle et humaine, et ceci de façon de plus en plus systématique. Ensuite, le travail manuel, cette manifestation très ancienne des intentions de maîtrise de la nature, fut repensé, rationalisé et réorganisé par la mise en place et le développement de l'industrie.

Cette oeuvre de transformation gigantesque se poursuit aujourd'hui avec la transformation réductrice du travail intellectuel par la mise en place progressive de la robotique et des systèmes experts. Le rapport à la nature, qui était présent dans le travail et par lequel les hommes entretenaient la référence à une nature sacrée et indéchiffrable, et en même temps l'orgueil d'y inscrire une parcelle de sens, s'est trouvé de moins en moins partagé. Pour la plupart des hommes, aujourd'hui le travail n'est plus l'expression d'une maîtrise de la nature mais celle d'une transformation d'un objet technique, ou même des signes par lesquels des objets techniques sont appréhendables par d'autres systèmes techniques.

Entre le moment de la révolution industrielle de la machine et celui de l'avènement d'une industrie de la communication, les formes matérielles des villes, ces artifices complexes, ont été prises comme objets de manipulation rationnelle. La conquête d'une partie du monde par les sociétés industrielles européennes ouvrait de vastes territoires à l'expérience urbaine.

En Amérique, en Australie, en Afrique et en Asie, des tentatives nombreuses de création plus rationnelle que celles du passé ont été faites. Des modèles d'emprise de la société sur son organisation et son espace y ont été inventés, alimentant la formation de doctrines et de principes.

Les guerres du XXè siècle, puis la décolonisation et la croissance économique des sociétés industrialisées ont permis l'exploitation à grande échelle de ces idées dans la construction d'espaces urbanisés conçus à partir d'une analyse des fonctions économiques remplies par les villes , et d'une recomposition de ces espaces et des formes de communication entre eux dans une hiérarchisation de ces fonctions. Inspirée notamment par la conception de l'espace industriel, cette démarche s'appliquait tout autant à la maison, la poste, la mairie ou à la ville tout entière. L'esprit de système réunissait ainsi la conception des organisations collectives et celle des lieux qu'elles habitaient, se saisissant enfin globalement de la ville.

Il est donc étrange qu'à la fin des années 1960, en France, une commission de la recherche se soit penchée sur la question de la maîtrise de la ville. Et pourtant, telle une nature indomptable, la ville rationnelle produisait des effets indésirables et imprévus par ses créateurs. Comme tout projet utopique, celui de la ville rationnelle se heurtait à la fois à des obstacles externes et à des obstacles internes.

À l'extérieur, les acteurs économiques semblaient s'ingénier à contrecarrer les projets rationnels des urbanistes, en spéculant sur les terrains par exemple; à l'intérieur, les citadins, amenés à vivre dans les ensembles résidentiels après les avoir admirés, semblaient unanimes dans le rejet des conditions de vie qu'ils y trouvaient.

On se demandait alors comment corriger les défauts de modèles de pensée urbanistique en approfondissant l'emprise rationnelle des pouvoirs publics sur l'ensemble des acteurs qui contribuent à la production des villes.

En effet, en dépit des critiques, les essais de maîtrise de la production des villes semblaient à leurs auteurs largement couronnés de succès; jamais on n'avait construit autant de logements, assuré de services d'hygiène, de transport, de scolarisation, de médecine, de protection civile avec autant d'efficacité; et des progrès semblaient encore possibles. De ce point de vue là, les critiques étaient bien sûr nombreux.

Au premier chef, on peut nommer Henri Lefebvre et le groupe de chercheurs qui travaillaient auprès de lui, Henri et Marie Geneviève Raymond, Antoine et Nicole Haumont ; mais aussi Paul Henry Chombart de Lauwe et l'équipe du CEGS avec Paul Rendu, Maurice Imbert, Claude Cornuau , Bernard Lamy, Jacques Retel.

Puis, à partir des débuts des années soixante dix, ils furent si nombreux qu'on ne saurait les nommer tous: les conditions de production de la ville, dont l'état garantissait la rationalité technique, contribuaient à la création de conditions de vie inacceptables pour les couches sociales les moins favorisés.

On sait aujourd'hui que cette critique était pertinente: le nombre des grands ensembles où l'on tente de rétablir de meilleures conditions de vie collective s'accroît tous les jours, en France.

Il en va de même dans les autres pays industrialisés. Certains, comme les États Unis, les Pays Bas ou les Pays nordiques, se sont attaqués à ces situations avant les autres; certains autres, comme l'Union soviétique, seulement vers la fin des années quatre vingt.

Mais le problème a des racines profondes qui touchent les pays industrialisés chacun à sa manière. En effet, de même que la perte du contact direct avec la nature avait mutilé le sens du travail, la perte de la capacité à figurer dans la production de la vie quotidienne en ville a mutilé le sens d'appartenance à la cité.

Les hommes qui s'y trouvent privés de toute possibilité de créer, par leurs paroles ou leurs actes, un sens à la ville où ils vivent, lorsqu'ils sont aussi privés de participer par leur travail à une œuvre dont ils perçoivent le sens, se sentent enfermés dans un monde artificiel conçu comme une machine implacable dont les ressorts logiques fixent leur destin sans qu'ils puissent ni en percer ni en arrêter les mécanismes. En ce sens, on peut dire qu'ils manifestent les signes d'une naturalisation profonde de la ville dans la mesure où ils pensent que son développement obéit à des lois qui échappent totalement à leur action.

Ce phénomène est très préoccupant car il entraîne dans nos sociétés le développement d'une culture de la résignation et la perte de l'espoir démocratique d'une société où chacun contribue à la détermination des règles qui s'appliquent à tous.

Il s'exprime par le repli sur soi ou sur la famille conjugale, le rejet des voisins et la défiance vis à vis de toutes les formes d' organisation publique de la solidarité, depuis la justice jusqu'à l'aide sociale, en passant par l'école, l'habitat social et l'hôpital et, même, dans une certaine mesure, la représentation démocratique. Situation désespérante pour ceux qui la vivent au quotidien, mais point totalement désespérée car les hommes sont ainsi faits qu'ils disposent de nombreux mécanismes psychologiques de défense face aux agressions du monde qui les entoure.

Que ce soit la nature ou une société naturalisée qui les menace, ils projettent leurs angoisses sur le monde extérieur et ils se fabriquent des représentations mythiques de l'affrontement entre les forces du mal et les forces du bien. Aujourd'hui, dans les grands ensembles, la ville incarne les forces du mal et la nature les forces du bien. Maîtriser la ville, c'est retourner à la nature.

Nature captivante et habitants captifs

Les formes culturelles que revêtent les mécanismes de défense ne sont pas le pur effet des nécessités de la psyché humaine. Elles reflètent aussi les conditions de formation des représentations collectives dans la société. L'idéalisation de la nature, comme lieu de retraite hors des conflits sociaux où le sujet peut trouver la paix intérieure, remonte à une tradition fort ancienne dans notre monde.

Il peut être utile, car on ne lit plus beaucoup les auteurs latins, de rappeler la phrase si longtemps célèbre par laquelle l'usurier Alfius vante les plaisirs de la campagne en condamnant la vie citadine: Heureux celui qui, loin des affaires, comme les générations d'autrefois, travaille avec ses bœufs les champs paternels sans souci de l'usure; qui n'est point éveillé comme soldat par l'éclatante sonnerie des trompettes; qui n'a pas à redouter la mer en furie; qui fuit le forum et les fières maisons des grands personnages. »

Cette idée du Beatus ille» (l'homme heureux qu'évoque Alfius) a été reprise inlassablement depuis la Renaissance par les élites bourgeoises confrontées à l'absolutisme et par les propriétaires terriens. Elle a inspiré aux maîtres de forges le programme de pacification des classes laborieuses, nourries du stupre des villes où elles fomentaient des révoltes, en les fixant dans des espaces résidentiels à la campagne. En un mot, elle est inséparable de l'idéologie dominante des sociétés bourgeoises.

Que cette idée alimente les mécanismes défensifs des couches sociales défavorisées, en particulier dans les grands ensembles, ne prouve nullement que celles ci soient complètement aliénées par l'idéologie dominante, mais doit nous inciter à la prudence lorsqu'il s'agit d'en tenir compte pour modifier la conception des villes.

Puisque le seul espoir que puissent exprimer les habitants des grands ensembles, c'est l'espoir modeste de vivre en famille dans une petite maison au plus profond de la nature, pourquoi ne pas leur donner satisfaction ?

En France, en 1968, le ministre de l'Urbanisme posa cette question à sa manière. Il demandait, en substance, s'il fallait construire des immeubles collectifs dans la terre à betterave alors que les habitants souhaitaient des maisons individuelles dans la forêt: pourquoi ne pas urbaniser les forêts ou tout au moins leurs lisières ?

Françoise Lugassy entreprit une enquête auprès de personnes habitant des maisons en forêt, ou dans des lotissements récents tout proches de forêts, afin d'en étudier les incidences sur l'équilibre de vie des habitants. Seules les personnes dont la forêt est à la fois le lieu d'habitat et le lieu de travail peuvent la percevoir comme un ensemble vivant d'une nature préparée, entretenue ou mutilée par les hommes, où les espèces entrent en lutte les unes avec les autres.

Pour tous les autres habitants, la forêt fournit l'image même de la permanence d'une nature intemporelle et immuable. Aux représentations précises et professionnelles des premiers s'opposent les images confuses mêlées de rêves infantiles des seconds. L'évocation de la forêt les plonge dans un univers d'émotions et d'idées très particulier: elle radicalise l'opposition entre les représentations de la ville et celles de la nature, tout comme elle favorise le manichéisme.

La ville est alors assimilée à une réalité pétrie de contraintes qui s'opposent à la réalisation de tous les désirs.

La forêt devient le symbole de toutes les vertus qui sont accordées à la nature. Ainsi, la forêt paraît source de bonheur. Cette vision dichotomique du monde a pour effet de renforcer chez ses habitants les attitudes de rejet vis à vis de la civilisation contemporaine.

À ceux de ces habitants que le travail conduit tous les jours en ville, le retour à la maison proche de la forêt apporte un sentiment de détente, de soulagement, tandis que chez ceux qui ne quittent pas la maison durant la journée, le sentiment d'avoir le privilège de vivre près d'une forêt étouffe tout désir de se rendre en ville.

Cette différence est plus cruelle qu'il n'y paraît. Les femmes se sentent coupables de ne pas apprécier assez la chance qu'elles ont, et qu'affirment hautement leurs maris, de pouvoir vivre heureuses et cachées, à l'écart du monde repoussant des villes.

Ceci a pour effet, pour ces femmes, mais aussi pour les hommes, d'entraîner ou d'accentuer le repli sur soi ou sur la famille et un amenuisement des efforts accomplis pour réaliser même les désirs qu'ils peuvent exprimer. Plus précisément, chez les femmes, cela produit un sentiment de vide qu'aucune occupation ne saurait véritablement remplir et qui ne peut être partagé avec leur mari, de telle sorte que la vie domestique constitue à la fois une source irremplaçable d'activités, un lieu d'incompréhension mutuelle et une entrave à toute forme de réalisation de soi.

Cette analyse, doublée d'un certain nombre d' interprétations psychanalytiques, pouvait sembler bien pessimiste aux lecteurs cultivés bien ancrés dans la société urbaine de 1970. Ses résultats ont pourtant été largement confirmés par les analyses ethnologiques conduites par Jean Louis Siran dans des nouveaux villages de la Région parisienne.

Le voisinage de la forêt ne joue aucun rôle car ces nouveaux villages ne sont en fait que des lotissements de maisons individuelles établis dans la campagne, à proximité de quelques bourgs anciens, où l'absence des services collectifs privés ou publics que l'on, trouve dans des centres urbains rend palpable l'éloignement de la ville.

Les mêmes phénomènes y furent observés: repli sur soi des familles, accentuation du rejet de la ville par les hommes actifs, sentiment profond de vacuité de leur vie éprouvé par les femmes, doublé du sentiment d'être coupables de ne pas se satisfaire de leurs conditions de vie alors que maris et amis s'entendent pour envier leur bonheur» de vivre à la campagne; enfin, mêmes difficultés à supporter les marques de différenciation sociale qui alimentent des successions de conflits entre groupes de résidents voisins mais habitant des maisons d'âge, d'aspect ou de prix différents.

Il n'y a guère de raison de s'étonner que les conditions de vie à la campagne, loin de toute activité urbaine, soient difficiles à supporter pour des citadins. Mais les études que nous venons de citer apportent une information plus précise et plus troublante: la proximité de la nature oblige les habitants à s'enfermer dans une opposition manichéenne entre la ville et la nature, et à se considérer comme privilégiés parce que la nature les protège de la ville.

Ils s'efforcent de croire à leur bonheur, à leur chance, à la mobilité sociale ascendante dont témoigne à leurs yeux leur situation d'habitat, mais ils n'échappent pas pour autant au désir de participer, d'une façon ou d'une autre, à l'activité sociale de la ville; simplement, ils ne peuvent pas supporter ce désir, ils le refoulent et, pour y parvenir, s'enferment dans le retrait, hors du jeu social.

La prégnance de l'idéologie du bonheur à la campagne semble les empêcher de prendre conscience des limites que leurs conditions de vie leur imposent, et de tenter d'agir pour les déplacer.

Faut il voir là un effet général du rapport à la nature dans notre société, ou cela n'est il vrai que pour les citadins des classes populaires exilés à la campagne ?

Ou bien faut il penser que la satisfaction procurée par les petites maisons entre jardin sur rue et jardin verger dans les banlieues s'accompagne elle aussi d'un repli sur soi, du renoncement insidieux à toute action personnelle qui contribuerait à la maîtrise collective de la ville ?

Pour répondre à cette question, on a utilisé une enquête par entretiens semi-dirigés conduits auprès de deux cents habitants de banlieue à la fin des années soixante-dix, et on a cherché, en interprétant l'ensemble de leurs propos, à comprendre ce que signifiait leur satisfaction ou leur insatisfaction vis à vis de l'habitat.

En effet, si lors d'un entretien il est permis aux habitants d'exprimer, de façon aussi complète qu'ils le peuvent, ce qui leur plaît plus ou moins dans leur vie et de situer ces jugements par rapport à leur logement, leur quartier ou leur agglomération, on observe que toutes les expressions de la satisfaction sont loin d'être équivalentes car elles ne portent pas sur les mêmes aspects des conditions d' habitation .

Dans notre enquête, l'habitat n'apportait aucune satisfaction à 11% des habitants. Pour les autres, la satisfaction tirée de l'habitat était fondée sur l'une des raisons suivantes:

La protection qu'apporte l'habitat vis à vis de la foule et de l'exploitation des désirs par l'offre marchande : 11 %

L' existence d' équipements dans le quartier et la nature des services qu'ils fournissent : 11 %

La séparation entre les lieux d'habitat et de travail et l'organisation fonctionnelle du quartier: 6 %

La proximité entre la nature et l'habitat : 30%

L'intégration sociale et la qualité des rapports de voisinage : 21%

La multiplicité des fonctions urbaines à proximité de l' habitat (incluant: commerces, lieux de travail, services collectifs et, pour certains, des espaces de nature aménagée) : 8%

L'enracinement procuré par l'habitat dans l'histoire et la continuité d'une culture locale: 2%

Ce tableau fait apparaître, parmi notre échantillon de banlieusards, la part importante des personnes dont la satisfaction à l'égard de l'habitat est fondée sur sa proximité de la nature, ou tout au moins sur l'idée qu'elles s'en font: trois personnes sur dix dans l' ensemble de la population.

Pour comprendre la signification de ce nombre, il faut examiner un peu plus avant les composantes de la satisfaction, La satisfaction repérée représente un point de vue global, une synthèse qui n'exclut pas des nuances, voire des sources mineures d'insatisfaction qui pouvaient s'exprimer sous forme de regrets que manque telle ou telle chose là où l'on habite.

C'est ainsi qu'en moyenne 6 % des habitants de notre échantillon ont déclaré que c'est la nature qui leur manque le plus là où ils vivent. Toutefois, c'est l'absence de relations sociales autour de soi qui alimente le regret le plus manifeste.

Il y a donc des façons très différentes de se satisfaire de ses conditions de vie. Accompagnées de multiples formes de regret, certaines témoignent de la capacité d'adaptation des hommes à leurs conditions d' existence plus que de la qualité intrinsèque de ces conditions, tandis que d'autres expressions de satisfaction sont sans mélange.

Parmi la population de banlieusards que nous avons étudiée, trois des groupes d'habitants évoqués plus haut semblent en fait particulièrement mal lotis: ceux qui ne trouvent aucun objet de satisfaction dans l'habitat, ceux qui tirent leur principale satisfaction de l' existence d' équipements et services dans le quartier et ceux qui voient, comme principal avantage de leur habitat, la protection qu'il leur apporte vis à vis de la foule.

Ces trois groupes représentent trois personnes sur dix de cette population. À l'opposé, trois autres groupes se distinguent par le pourcentage élevé de gens à qui rien ne manque là où ils vivent.

Ce sont les habitants qui trouvent dans leur lieu d'habitat un enracinement dans l'histoire et la culture de la société locale (67 % ne manquent de rien),

ceux qui y trouvent une multiplicité de fonctions urbaines (68% ne manquent de rien) et ceux qui y trouvent des rapports de voisinage qu'ils apprécient (40 % ne manquent de rien).

Ces trois groupes rassemblent un peu plus de trois personnes sur dix.

En position intermédiaire, entre les bien et les mal lotis, il reste un peu moins de quatre personnes sur dix, dont trois éprouvent une satisfaction qui résulte de la proximité de la nature, la dernière fraction de personne» se satisfaisant de l'organisation fonctionnelle de l'espace urbain.

Il semble donc que l' urbanisation des banlieues ait permis en fait une assez large distribution de l'habitat dans des espaces aménagés où la végétation rend sensible la présence de la nature, alors qu'elle n'a pas permis la création de lieux d'habitat favorisant les relations sociales.

Parmi ces deux groupes, 30 % jugent qu'il leur manque quelque chose d'important dans l'habitat. Mais, alors que ceux qui se satisfont principalement de l' organisation fonctionnelle de l' espace perçoivent que l'ouverture à la société leur fait défaut, les habitants dont la satisfaction est fondée sur la proximité de la nature ne le perçoivent pas.

On retrouve donc, à une échelle de population beaucoup plus vaste que précédemment, les signes d'un phénomène sur lequel les études anthropologiques avaient attiré notre attention. La proximité entre l'habitat et la nature introduit un rapport imaginaire au monde très particulier, comme si la nature était captivante mais qu'une fois captivés, les habitants ne pouvaient se défaire d'un regret vague dont l'objet leur échappe.

Une fois dédialectisées les représentations qu'ils se donnent des rapports entre la nature et la société, le plaisir, bien réel , que leur procure la nature les empêche de voir le manque d' ouverture sur la société où ils se sont enfermés!

L'analyse des manières nuancées dont les habitants expriment les sentiments qu'ils éprouvent vis à vis de leur habitat peut être poussée plus loin que la simple recherche d' expression d'un jugement global et des restrictions dont il peut s'accompagner. Puisque la satisfaction constitue un jugement synthétique effectué par chaque habitant à partir de multiples représentations de ses conditions de vie, on peut chercher à comprendre la manière dont se forment ces représentations afin de déceler s'il existe ou non des orientations culturelles particulières dont elles résulteraient, et d'examiner ensuite si celles-ci induisent des formes particulières de satisfaction.

Dans cette voie, Jacqueline Palmade a proposé de distinguer entre un rapport au monde strictement fonctionnel, ustensilaire dirait Pierre Klossowski, où le sens n'exprime que les utilités pratiques rapportées à l'expérience quotidienne; un rapport symbolique au monde où le sujet est sans cesse immergé dans une pluralité de significations qu'il ne peut pas épuiser; un rapport désenchanté au monde qui est marqué par le sentiment de la perte de la symbolicité; et enfin, plusieurs modalités du rapport au monde qui sont fortement marquées par une position idéologique précise vis à vis de la société (adhésion aux idéologies dominantes, conscience critique vis à vis de ces idéologies, ou utilisation défensive de l'idéologie qui s'accompagne de sa dénonciation).

Sans entrer dans le détail des analyses que cela permet, on notera simplement que les trois groupes d'habitants les plus mal lotis fondent en majorité leur jugement sur la fonctionnalité du milieu où ils vivent, tandis que les mieux lotis le font sur la symbolicité qu'ils y éprouvent et ne sont que très peu à exprimer une appréciation en termes de fonctionnalité. Toutefois, rien n'indique que celle ci leur ferait défaut, tandis que les premiers, les mal lotis, sont de tous les habitants ceux qui manifestent le plus souvent un sentiment de perte de la symbolicité.

Des chemins poétiques vers une conscience plus claire

À ce point de la réflexion, on s'aperçoit que la recherche d'une maîtrise rationnelle de la ville par un aménagement de l'espace qui privilégie exclusivement des considérations fonctionnelles s'accompagne d'une reconnaissance de cet effort par les habitants, mais d'une satisfaction limitée qui entraîne à la fois le retrait hors du social et le souhait de vivre dans la nature, replié sur soi ou sur sa famille.

La perte ou l 'absence de la capacité à éprouver quotidiennement une richesse symbolique du monde où l'on vit empêche cette satisfaction d'être plus qu'une manière défensive de s'adapter à la réalité quotidienne et interdit que le plaisir tiré de l'usage fonctionnel du monde débouche sur une satisfaction profonde.

Alors, semble t-il, la question se pose de savoir comment les urbanistes peuvent participer à un redéveloppement de la symbolicité dans les villes, c'est-à dire à l'expression d'une multiplicité de formes de création de sens dans la vie urbaine. Comment peuvent ils faire en sorte que d'autres significations que celles dont ils sont porteurs s'expriment ? La réponse semble passer par un réveil de l'activité créatrice collective, par un redéveloppement social.

Mais alors, que faut il penser de l'espoir mis par les habitants dans un habitat proche de la nature quand on sait qu'il les détourne de tout investissement collectif? Faut-il, une fois de plus, chercher à faire leur bonheur malgré eux ?

Posée en ces termes, la question est insoluble. La raison en est simple: c'est l'opposition manichéenne entre ville et nature qui enferme la pensée dans une aporie. Pour en sortir, il convient d'essayer de mieux comprendre selon quels principes, ou selon quelles modalités, les représentations de la ville et de la nature peuvent s'inscrire dans un travail collectif de maîtrise de la société sur son propre devenir.

Les débats préalables à la création d'un grand parc public à Paris, il y a quelques années, nous avaient amenés à réfléchir sur cette question afin d'aider les responsables de ce projet à définir un programme pour les architectes paysagistes.

À partir de l'analyse factorielle des représentations de quelque 380 personnes, nous avons poursuivi ces réflexions en essayant de préciser les rapports entre des représentations de la nature, de la ville et de l'historicité, ainsi que les formes caractéristiques de la capacité individuelle à exercer une emprise créatrice sur la ville ou la nature et à la situer dans un devenir collectif: ce que nous appelons l'urbanicité .

Le résultat de ces analyses, un peu surprenant au premier abord, c'est que les représentations du pouvoir dans la ville sont structurantes des différences d'attitude entre les habitants, qu'il s'agisse des rapports entre les représentations de la ville et celles de la nature, ou des représentations de l'historicité.

Cela vient rappeler (opportunément peut être ?) que les sociétés modernes ne sauraient être comprises indépendamment du rôle que jouent l'État et les diverses formes du pouvoir au sein de la société dans la formation des cultures qui s'y déploient.

Il apparaît d'ailleurs que, dans la structuration des représentations relatives à l'urbanicité, le poids des représentations relatives à l'historicité est bien moindre que celui des représentations relatives au rapport entre ville et nature.

Ceci se comprend assez bien dans la mesure où les différentes modalités de l'historicité qui se dégagent de cette enquête sont plutôt des modalités d' évitement de la question du sens de l'histoire, de la valeur du passé et de la capacité à agir pour orienter l'avenir, que des modalités de réponse à cette dernière question, tandis que les représentations de la ville et de la nature permettent à chacun de ces habitants d'exprimer une position existentielle qui le situe comme sujet par rapport aux champs de pouvoir dans la société présente.

On a pu ainsi proposer huit modalités de l'urbanicité contemporaine:

participer à une idéologie de progrès sans que cela implique un rapport perçu avec la ville ou la nature,

agir parmi les citadins dans la ville tout en ignorant la nature,

participer à la création culturelle dont la ville est le support,

agir dans et à travers la ville sur l'histoire présente,

créer dans la nature une solidarité humaine qui contrebalancerait le pouvoir déshumanisant des villes,

fuir par un rêve de nature mythique les contraintes subies dans des villes dangereusement incompréhensibles,

se soumettre à la ville et chercher consolation dans la nature

chercher dans la communication avec autrui une liberté de l'instant, sans oublier qu'il y a des personnes pour qui la notion d'urbanicité ainsi décrite n'a aucun sens.

Cette approche ne semble pas conduire de façon claire vers la désignation de processus de redialectisation des représentations de la ville et de la nature. Ce n'est pas étonnant puisqu'elle procède d'un constat de l'état des mentalités à un moment donné (fin des années soixante dix). On voit au contraire de combien de façons des capacités différentes d'emprise sur la ville présupposent une opposition radicale de la ville et de la nature.

Mais il convient de replacer ce genre de résultat dans un contexte qui en marque les limites pour en percevoir l'intérêt. Comme toute coupe synchronique, cette enquête ne livre qu'une compréhension très partielle des phénomènes diachroniques.

Elle permet, certes, de saisir les tendances moyennes qui ont caractérisé les phénomènes diachroniques qui se sont produits juste avant la coupe.

Cela situe le contexte dans lequel un effort nouveau de maîtrise de la ville pourrait être entrepris, mais ne permet pas de juger avec certitude des potentialités inscrites dans le présent, sauf si l'on postule l'invariance des causes et des intentions qui ont produit la situation observée.

En parlant de causes, on entend les enchaînements d'événements qui échappent à la conscience des hommes et, par conséquent, à leur maîtrise; par intentions, on entend les représentations conscientes qui gouvernent des actions. Cette distinction a pour seul intérêt de rappeler que la réflexion collective permet la modification progressive de la ligne de partage entre les causes et les intentions, que l'échange intellectuel peut faciliter l'avènement de la conscience là où régnait le ça, selon la formule excessive mais fortement imagée de Freud.

La maîtrise résiderait alors dans l'avènement de la conscience plutôt que dans le règne de la raison.

Que signifie cette formule ? Faut il opposer la conscience et la raison, se laisser fasciner par le retour de la métaphysique », et faut il, pour maîtriser le monde matériel, partir en quête de l'au-delà ? Quelle révolution: le retour à Raymond Lulle, aux néo-platoniciens et à Fludd, les maîtres de la science pré-cartésienne ! Regardons ailleurs .

L'image de la conscience que nous a léguée Freud est celle d'une capacité à entrer en rapport avec le monde soumise à des limites et à des fluctuations qu'impose à chaque sujet l'histoire de son propre développement. La conscience se développe notamment par le jeu, dans des situations de transition à mi-chemin entre le rêve et la réalité.

Elle semble aussi bénéficier des possibilités d'alternance entre des moments régressifs caractérisés par la recherche d'un repli sur soi, sur une vue enfantine du monde qui pousse à la dédialectisation du réel, et des moments progressifs au cours desquels l'exploration du moment se développe à partir des représentations cohérentes ou contradictoires du sujet investi dans une situation sociale à laquelle il s'affronte en même temps qu'il y prend appui.

Pierre Sansot, puis Manuel Perianez, ont montré l'un et l'autre que l'expérience de l'habitat pouvait donner à observer des conduites régressives ou progressives des mêmes sujets, que si des lieux séparés comme la résidence secondaire et la résidence principale pouvaient être affectés momentanément à l'un de ces modes d' expression de soi, tout habitat pouvait être réinvesti par eux. Cela paraît même être une condition pour que l'habitat permette d'ancrer l'identité personnelle et d'aviver la conscience de soi.

Ici, on introduira une hypothèse: l'habitat favoriserait le développement de la conscience dans la mesure où il permettrait à chaque habitant de s'inventer des jeux toujours renouvelés, tantôt sur le versant régressif de sa personnalité, tantôt sur le versant progressif; c'est à dire, tantôt dans un retour onirique vers les mondes de l'enfance qui le conduirait par un détour ludique à revenir vers la réalité, tantôt dans une action qui l'engagerait avec le milieu social où il vit dans des interactions dont le sens se réfère à un idéal (ce peut être un idéal sportif, esthétique, altruiste), ce dépassement ludique des contraintes matérielles lui permettant d'éviter de s'enfermer dans une adaptation à la nécessité.

Cette hypothèse conduit tout droit à une réflexion sur l'introduction de la nature dans l'habitat ou dans les villes. En effet, nous avons vu de façon répétée la formidable sollicitation imaginaire porteuse de régressions infantiles que suscite la proximité de la nature chez les citadins contemporains.

La sollicitation est si forte qu'ils risquent d'y être enfermés, ce qui interdit le jeu imaginaire et l'alternance régression/progression. Pour faire de la rencontre avec la nature une situation transitionnelle, il convient de faire en sorte que l'expérience solitaire y conduise à des activités sociales.

Cela n'a rien de mystérieux: les pêcheurs à la ligne, comme les grimpeurs de sommets vertigineux, font l'expérience d'une immersion solitaire dans la nature mais, en même temps, ils y pratiquent une activité dont le récit ou l'expérience peut s'échanger au café des pêcheurs ou dans une salle de projection de diapositives, devant un public d'amateurs de la montagne: en effet, toute l'activité d' exploration de la nature s'accomplit sous une modalité culturelle précise.

C'est en cela que l'invention des formes de la nature dans la ville paraît inséparable d'une activité de création de la culture urbaine. On est amené ainsi à chercher comment des expressions de la culture urbaine contemporaine peuvent être transposées dans la nature, et à quelles formes poétiques de la nature cela conduit.

Mais la réflexion sur la place de la nature dans la ville ne s'arrête pas là. Il n'y a en effet pas de raison pour que le rapport à la nature soit principalement placé sous le signe du retour vers le sein maternel. Au contraire, on peut penser qu'une certaine présence de la nature peut favoriser l'idéalisation de pratiques sociales tendues vers la réalisation d'un objectif en évitant qu'elles puissent être complètement investies par des fantasmes de rationalité.

Il est frappant, par exemple, de constater à quel point l'aménagement paysager des friches industrielles ou des cimetières permet de transformer des lieux évocateurs d'une réalité insupportable en lieux de mémoire qui donnent espoir dans l'avenir.

Par contre, l'absence de toute plantation à Birkenau fait ressortir l'horreur de cet aménagement rationnel de destruction d'un peuple. Rappelons aussi la disposition de certains grands ensembles qui les rend si peu supportables aux yeux du simple visiteur.

La maîtrise de la nature, favorable à un développement de la conscience collective et individuelle, reposerait donc sur une capacité d'invention poétique des formes nouvelles de la nature.

Mais l'appel au poétique ne peut être entendu comme un appel à l'arbitraire; au contraire, il s'agit de demander aux artistes de se saisir de thèmes importants de la culture actuelle, susceptibles de provoquer de multiples échos dans l'imaginaire de nos contemporains afin de produire des formes urbaines de la nature qui suscitent le développement du plus grand nombre possible d' actions compatibles avec les formes de l'urbanicité que nous avons citées.

L'exploration de telles hypothèses ne pose pas simplement des problèmes de méthode d'enquête mais plutôt la question de savoir si l'objet défini, la nature urbaine, peut exister ou non aujourd'hui. Pour cela, il faut pouvoir la concevoir et la réaliser.

Une recherche de poétiques du présent.

Comment peut on créer un grand jardin aujourd'hui dans une ville comme Paris ? La question nous a été posée à propos du Parc de Bercy par Alain Sarfati, l'un des architectes qui répondaient à ce concours.

Le projet auquel a abouti notre collaboration n'a pas été retenu. Il illustre néanmoins une manière de penser l'urbanisme à laquelle conduisent ces analyses. Le Parc de Bercy se situera sur l'emplacement de l' ancienne Halle aux Vins de Bercy, le long de l'actuelle autoroute A4 par où arrivent à Paris les habitants de l'Est de la France et par où passeront les Parisiens qui se rendront en voiture à DisneyLand, près de Marne la Vallée.

À chaque siècle ses rêves de bonheur incarné dans les jardins. Au XVIIe siècle, rêves de la civilité et des pompes de la Cour inscrits dans des tracés d'apparat où la bonne société man_uvre comme à l'exercice; au XVIIIe siècle, rêves de bergeries et de fêtes rustiques dans le laisser aller campagnard inégalable des aristocrates soucieux que la nature policée des jardins partage leur abandon affecté; au XlXe siècle, rêves de voyages pittoresques dans des provinces ou des pays lointains que les Jardins imitent de leurs fausses falaises creusées de fausses grottes qui surplombent les lacs, les plaines et les coteaux plantés d'essences exotiques. Au XXe siècle, rêves du meilleur des mondes, rêves d'un sommeil sans rêve, huilé, parfaitement reposant, à mourir d'ennui, les yeux vides perdus dans les espaces verts.

Comment peut on re-enchanter ce monde ?

Les grands jardins et parcs de Paris ont tous été des parcs populaires, les Tuileries le premier. La culture des Parisiens de chaque époque s'est ainsi exprimée dans des parcs, et c'est pour cela que ces lieux ont été profondément aimés et que nous sommes à notre tour attachés à leur souvenir. Mais si Paris est un endroit de création culturelle, on ne peut s'étonner que la culture populaire y soit aussi profondément changeante, qu'elle s'y soit fortement diversifiée depuis la période de création des parcs et promenades d'Alphand.

L'usage des parcs de Paris s'en est d'ailleurs ressenti: à présent, on y cherche le plaisir, le soleil, le calme familial et les rires d'enfants, la plage trop lointaine l'été où sentir la chaleur du soleil et trouver le plaisir des boissons glacées, le dépaysement des vacances.

À Bercy, il nous fallait donc créer un univers où ces rêves de vacances et les plaisirs qu'ils apportent puissent s'accomplir, un morceau du monde réel re-enchanté, un lieu à part certes, mais un lieu qui rayonne sur la ville, qui, ne se laissant pas oublier, contribue par sa présence à la jeunesse du merveilleux à Paris.

En quatre mots, nous avons voulu y proposer un paysage contemporain vivant et poétique.

Comment concevoir un paysage contemporain ?

La culture du paysage contemporain a changé sous l'influence des voyages de tourisme populaire, de la photographie, des musées et de l'attrait pour les collections d'objets et d'images évocateurs de provinces qui disparaissent.

Le goût pour les panoramas composés que l'on regarde de haut, se tenant immobile, a cédé la place au goût pour la découverte et l'exploration personnelle, pour la visite où chacun rêve de suivre, comme Thésée, le fil unique qui traverse le labyrinthe: à chacun son regard, à chacun son paysage.

Ce dernier doit susciter la curiosité, donner envie d'y faire des découvertes et d'en garder le souvenir en photo.

Pour qu'un jardin soit vivant, il faut absolument que ce soit un lieu où il est agréable d'être nombreux à se reposer (la proposition d'une immense plaine ondoyante, la Prairie de la Tranquillité, devrait y pourvoir); ou que l'on ait plaisir à s'y promener au milieu des autres (la passerelle et la dune, le Jardin de la Pierre de Lune et ses grottes, le Jardin délectable de Cyrano, devaient offrir chacun un plaisir à la fois évocateur et parfaitement singulier).

Mais il faut aussi pouvoir s'amuser, participer à d'autres plaisirs de la vie, enfin et surtout il faut que de très nombreuses initiatives s'y expriment, et que s'y croisent les entreprises audacieuses, les fêtes foraines, les expositions et les petits métiers. En un mot, il convient que des plaisirs de la ville contemporaine y soient nombreux et variés.

Mais pour qu'il soit poétique, il faut aussi que le sens des gestes ordinaires soit modifié par un contexte particulier. On touche ici à la plus grande difficulté.

En effet, le cinéma a usé jusqu'à la corde la puissance poétique du décor: les reconstitutions historiques les plus parfaites prennent un air de péplum aux yeux contemporains. Au XIXe siècle, devant un faux rocher, le public admirait un rocher; nos contemporains critiquent l'artifice.

Il ne suffit donc pas d'imiter un autre monde pour enchanter le nôtre; ni un jardin romain, ni un parc chinois n'y suffiraient; la référence à l'érudition historique serait à la fois inévitable et pesante.

Il faut créer un espace nouveau, inventer un monde jamais vu afin de donner à chaque visiteur la liberté de se l 'imaginer. Mais la totale étrangeté est profondément inquiétante . La poésie du lieu doit donc s'appuyer discrètement sur la diversité culturelle des visiteurs, sur les représentations variées qu'ils ont par avance de Bercy et aussi sur les rêves qu'ils chérissent.

Tous les registres de l'expression culturelle contemporaine doivent y contribuer: le langage, l'image vidéo, la musique, la sculpture, l'architecture, la peinture, mais aussi les plaisirs sensuels que procurent les parfums, le toucher des pieds sur le sol, du corps sur l'herbe, de la main qui passe sur d'incroyables roches métamorphiques, du regard qui peine à suivre le vol des papillons.

Le paysage palimpseste

Il ne convient ni de superposer tous les registres à la fois, ni de spécialiser certaines parties du lieu. Lorsqu'un parchemin porte la marque de plusieurs écritures, chacune évoque toute une époque et l'espace de la feuille de par chemin s'épaissit de toute la profondeur de l'histoire qu'elle a traversée.

Alors, le lecteur peut plonger plus loin encore par l'imagination, en deçà des plus vieilles écritures, et se laisser bercer aux rêves des origines.

La terre de Bercy est comme ces palimpsestes surchargés de ratures dont on voudrait que chacune évoque toute son histoire. Ici, furent tournés des dizaines de films policiers. Ici, on a vu couler à flot le vin et rouler les barriques.

Ici, s'installèrent les marchands, au pied des Jardins, non loin des vignes.

Ici, furent des Jardins de plaisir et, bien avant eux, la campagne, avant les légions romaines et, bien avant encore, la mer aux coquillages dont le sable et la pierre calcaire nous gardent la mémoire. Mais sait-on bien ce qu'était ce bassin avant la mer ?

Chacune de ces significations se retrouvera dans le parc, inscrite le plus souvent dans des traces minuscules à son échelle, invitant la découverte ou la surprise qui permet peu à peu au visiteur intéressé par le jeu qui lui est offert de reconstituer un fragment du passé et de le compléter de ses connaissances ou de ses fantaisies.

Il s'agit de construire un paysage moderne, c'est à dire un paysage susceptible d'offrir de multiples niveaux de lecture, à la fois culturel, sensible et poétique, sans jamais imposer au visiteur d'entrer dans ce jeu. Au contraire, il lui sera toujours loisible de ne chercher dans le parc que le plaisir et la détente.

Etre libre de jouer ou de ne pas jouer avec les significations que suggère un lieu: voilà le but poursuivi.

La conception du paysage palimpseste consiste à aménager le jardin de sorte qu'il autorise à la fois l'interpénétration des fonctions et la dispersion dans l'espace d'intentions poétiques qui sont elles mêmes de plusieurs natures distinctes, et s'expriment de préférence par des fragments ou par des traces, allusives plutôt qu'explicites.

Description du projet

Une grande digue située entre le Palais des Sports à l'ouest du Parc et le futur ensemble commercial Saint Emilion à l'est, protège au sud le parc du bruit incessant de l'autoroute.

Cette digue deviendra la grande allée du parc, rejoignant par une guirlande d'activités l'ensemble commercial Saint Emilion au Palais des Sports.

Cette grande jetée doit pouvoir rester ouverte le soir afin que la foule l'envahisse en sortant du Palais des Sports. Elle est donc à l'extérieur du périmètre clos le soir. Elle le surplombe des terrasses et des devantures illuminées de ses cafés. Le parc comporte ainsi deux paysages: un paysage de nuit et un paysage de jour.

La promenade sur la grande jetée fait découvrir les plaisirs de la ville au jardin: les cafés glaciers, les restaurants, les bistrots souvenirs d'un grand chais, les marchands de souvenirs, les bouquinistes, les fleuristes, les marchands d'exotisme, les marchands d'estampes japonaises et de chinoiseries, les théâtres de marionnettes, les marchands de jeux, les ateliers de mime, de poterie ou de couture de fantaisie, s'ouvrent de part et d'autre de l'allée principale.

On ne voit pas la Seine quand on s'y promène: elle en perdrait de sa grandeur comme elle en perd à être découverte de la voie expresse. Au contraire, quelques belvédères permettent de s'arrêter et de s'élever à pied ou en ascenseur de quelques mètres pour la contempler dans des directions privilégiées, lointaine et majestueuse.

La grande jetée, ses belvédères et son phare signalent le Jardin aux voyageurs entrant dans Paris ou en sortant par l'autoroute, saluent d'un signe les bateaux mouches qui les éclaboussent de lumière au passage, annoncent aux habitants de la rive droite la présence du Parc, et près de lui, du Palais des Sports et du centre commercial.

On se propose de relier par une passerelle les deux rives du fleuve et d'utiliser le parc pour créer un paysage beaucoup plus vaste.

Il s'agit de faire en sorte que les habitants des deux rives puissent s'approprier symboliquement le Parc et que ce paysage enjambe la Seine comme celui qui va des Champs Elysées aux Invalides, ou de l'École militaire au Trocadéro.

Un tout petit nombre d' interventions fragmentaires y suffira .

La passerelle enjambant la Seine traversera le Parc en direction du nord. Celui ci, déjà coupé par la rue de Dijon à l'est, comportera donc trois espaces formant chacun un jardin creux et réunis par l'allée qui court tout au long de la grande jetée au sud et par une composition paysagère du tissu urbain tout au long d'un grand arc au nord qui invite à la promenade dans la ville: le premier quartier.

Le Parc comporte donc trois jardins creux:

le Jardin de la Pierre de Lune au pied du Palais des Sports,

la Plaine de la Tranquillité à l' emplacement des actuels entrepôts,

le Jardin de Cyrano, à l'est, du côté du centre commercial.

Le Jardin de la Pierre de Lune.

Que l'on arrive par le pont des voyageurs de la rive droite ou par l'entrée nord, on découvre le jardin à partir de la grande dune. Elle est plantée d'un quinconce de cerisiers dont les troncs découpent à l'ouest le paysage qu'offre le Palais des Sports, de telle sorte que, pour le voir tout entier ou le photographier, il faut s'approcher du bord de la terrasse. C'est alors qu'on découvre à ses pieds le Jardin de la Pierre de Lune, en contrebas de quelques mètres.

Voici le premier exemple de création de paysage palimpseste: nettement en dessous du sol du Parc, des fouilles ont fait apparaître le socle du Bassin parisien. Sous le sable et le calcaire ont été mis au jour des cratères: sous Bercy, la Terre, c'est la Lune! On peut d'ailleurs l'approcher comme on approche d'un champ de fouilles et découvrir alors qu'elle se prolonge dans une grotte sous la dune à laquelle on accède par une entrée latérale qui permet d'assister à des épisodes d'une histoire imaginaire de notre lune.

Bien sûr, ceci n'est qu'un jeu, mais ce jeu est prétexte à récits d'inventions, à visites d'enfants et contes à dormir debout.

La Prairie de la Tranquillité.

Ainsi, il y a très longtemps, s'étendait sous Bercy la Mer de la Tranquillité. La tranquillité n'est plus ce qu'elle était. La mer s'est évaporée. Il ne reste que les vagues comme le sourire du chat d'Alice au Pays des Merveilles.

En effet, en descendant de la dune parmi le verger de pommes, de prunes et de pêches qui couvre sa pente vers l'est, on découvre ce phénomène très rare d'une prairie que le vent a creusée de vagues. C'est une prairie parcourue d'un petit nombre d'allées où il fait bon s'étendre, surtout après qu'elle a été fauchée à la fin juin et jusqu'à la fin de l'été.

On peut y être nombreux sans se gêner car il suffit pour cela de s'asseoir au creux de vagues ou de s'abriter à l'ombre des arbres qui surgissent de petits cratères où l'on trouve le frais. Les branches basses des arbres dessinent un ciel parfaitement horizontal qui règne imperturbable et serein tout au long de la Plaine de la Tranquillité, rendant d'autant plus sensible le mouvement de la prairie.

Mais elle prend des couleurs étranges à certains moments de l'année: au tout début du printemps et à l'automne, les versants exposés au bruit des vagues se couvrent de fleurs blanches et semblent des vagues sur le point de déferler, tandis que les versants exposés à l'est se couvrent de taches de fleurs bleues ou mauves.

De sorte que vue d'un côté la Prairie semble toute blanche et de l'autre toute bleue. Ce spectacle attire de nombreux visiteurs.

Tout au long de la Plaine un quinconce s'étire sous lequel peuvent courir les enfants les plus grands sans beaucoup s'éloigner de leurs parents.

Le Jardin délectable de Cyrano.

A l'orée de l'ensemble commercial de Saint Emilion, il fallait un jardin des plaisirs terrestres où l'on ait envie de s'avancer puis de s'arrêter un instant et d'y revenir souvent. De grands arcs de cercle couverts de cépages des différentes régions de France s'étagent sur un coteau, offerts à la dégustation du regard.

Un peu plus bas, chaque arc de cercle revêt une nouvelle famille de plantes invitant à chaque moment de l'année à découvrir les variations entre les espèces.

Ici, les Euphorbes de toutes tailles et de toutes provenances dessinent un arc vert, puis ce sont les Pélargoniums qui font éclater leurs couleurs, puis vient le tour des Lys, puis celui des Orchys, Ophrys et autres orchidées d'Europe. Comme aux Tuileries, des plates bandes, des parterres ou des allées d'arbres étaient placés sous la responsabilité d'un jardinier pépiniériste; ici, ces arcs de fleurs pourraient être les vitrines du savoir faire de pépiniéristes parisiens: une façon de présenter aux visiteurs jardiniers amateurs, futurs clients peut être, une palette de fleurs.

De l'autre côté de la jetée, les mêmes pépiniéristes pourraient avoir un petit magasin et un espace où entreposer des plantes (comme dans les jardins anglais ou près des halles à Ottawa).

Ainsi le visiteur, en s'enfonçant dans le jardin, atteindra-t-il l'archipel des jardins délectables consacrés aux goûts et aux odeurs: de petits enclos carrés lui permettront de découvrir alternativement une terrasse exotique consacrée à un pays par ses plantes et son décor, où il pourra consommer des boissons ou des friandises, et un jardin consacré aux odeurs et quelquefois aux papillons.

Les jardins où l' on consomme pourront eux aussi faire l' objet de concessions .

En s'approchant encore de la rue de Dijon, le visiteur traversera des haies d'arbustes à fleurs ou à fruits, s'élevant peu à peu d'un arc au suivant jusqu'à être formés de petits arbres décoratifs tout près de la rue. Un peu partout, des bancs légèrement abrités permettront aux visiteurs de s'arrêter au calme pour lire ou bavarder un moment.

Les abords immédiats de la rue de Dijon seront cernés d'épineux afin que des oiseaux puissent venir s'y nicher dans les arbres sans risquer d'y être dérangés.

Les thèmes poétiques

Cinq thèmes poétiques ont été retenus. Non point en raison de leur originalité mais tout au contraire parce que leur banalité même en fait des supports d'interprétation largement partagés, des domaines possibles pour le développement de cultures largement accessibles:

  1. le voyage,

  2. le plaisir des sens,

  3. l'éternel retour,

  4. le souvenir,

  5. la conversation.



Le voyage dans la Lune.

Le plus prodigieux des voyages organisés de notre temps a permis à trois hommes de marcher sur la lune. Ce spectacle a fasciné le monde entier. Comme Marco Polo avait fait rêver de la Chine, ils ont rendu à la présence le sol d'une planète pour tous les rêveurs. Bien longtemps avant eux, Cyrano de Bergerac s'était lui même envolé vers le Royaume de la Lune et nous en avait rapporté le souvenir ébloui d'un monde meilleur, un pays où les paroles étaient d'harmonieuses musiques et où les enfants étaient rois.

Comment peut on inventer aujourd'hui au clair de terre un morceau de lune civilisée par des hommes, des femmes et des enfants de la Terre qui voudraient y chercher le meilleur de notre monde ? Tel est le premier thème poétique.

Plaisir des sens.

L' exaltation du rapport sensible au monde s'imposait sur le site: la présence du Palais des Sports n'évoque-t-elle pas l'importance accordée par nos contemporains à l' exaltation du corps en mouvement, à la fois spectacle et support d'identification éphémère ?

Près d'un haut lieu du Sport, il convenait d'en trouver d'autres expressions. Nous avons privilégié le toucher, l'odorat et le goût. En particulier le Jardin délectable de Cyrano invite à des expériences sensibles multiples et inhabituelles .

L'éternel retour.

Mais le développement contemporain du support sensible au monde passe aussi par une redécouverte des rythmes du temps et de la vie végétale. L'un et l'autre sont liés par les mouvements cycliques du temps de l'éternel retour qui nous met en contact avec l'univers, si différent du temps linéaire de notre vie quotidienne tendu entre la naissance et la mort.

A chaque instant singulier de l'année sidérale (solstices, équinoxes, fin des saisons,...), quatre canons à eau, situés sur les rives de part et d'autre de la Seine, cracheront pendant quelques minutes de toute leur puissance, jusqu'au centre du fleuve, dans un spectacle de lumière où l'eau et le feu s'épousent en noces alchimiques afin de nous rappeler le rythme solaire de notre temps.

Au printemps et au début de l'automne, la Prairie de la Tranquillité se transformera en un paysage marin de brisants qui déferlent sur la plage.

Évocation du cycle végétal et allusions lointaines aux marées d'équinoxe. Les rythmes du temps cyclique sont liés bien qu'ils ne soient pas strictement synchrones. Bulbeuses en colonie de couleurs bleues et mauves que fait chanter ici ou là une tache jaune sur les versants les plus doux de l'onde, arbustes nains et touffes fleuries de couleurs blanches sur le versant qui déferle et s'étend jusqu'aux pieds de la dune.

Le temps de la floraison et tout s'y fond à nouveau en paysage de prairie.

Mais le temps du végétal est infiniment plus divers. On pourra donc revenir dans ce parc pour admirer la floraison des arbres fruitiers (pommiers, pêchers, cerisiers, mêlés d'arbres à fleurs), au milieu du printemps sur la dune.

Quant au Jardin de Cyrano, il offrira des spectacles différents selon les saisons mais, surtout, ce sera un jardin d'été exaltant les qualités des plantes vivaces.

Plaisirs de la conversation.

Enfin, dernière variation ondulatoire: la radio, l'un des lieux d' expression et de création de nos cultures populaires qui incarne l'avènement, en cette fin de siècle, du souci de la pluralité.

Il serait tout à fait souhaitable que des radios puissent trouver sur la jetée des studios afin de pouvoir émettre en direct des événements musicaux ou des émissions populaires de rencontre avec le public à partir des jardins, faisant de cet endroit un lieu où chaque visiteur peut espérer s'adresser à l'ensemble de la Région Parisienne. Cette présence de la radio est soulignée par les antennes et les balises aériennes qui mettent le site en contact avec des satellites artificiels qui le jalonnent.

Neiges d'antan.

Aux antipodes de la précédente, on voudrait que la poésie du souvenir soit à la fois très présente et très discrète: fragmentaire donc, s'exprimant par des traces de bâtiments, par des fragments d'allées pavées qui s'enfoncent sous les ondes de la Prairie de la Tranquillité, par la présence des arbres anciens que souligne l'évidement conique de la Prairie à leurs pieds, ce qui permet de leur assurer les mêmes rapports au sol que par le passé, mais aussi par des oeuvres demandées à des artistes et installées peu à peu dans le Jardin afin de rappeler les événements qui s'y sont produits et surtout les films qui y furent tournés ainsi que leurs acteurs ou leurs metteurs en scène.

En faire ainsi un lieu d'hommage de la sculpture au cinéma.

Et in Arcadia ego.

In La maîtrise de la ville. L'Arcadie, toujours recommencée/MICHEL CONAN - Pans, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1994.

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