Cybernétique et Sociométrie
Abraham A. Moles

"Rien n'est aussi pratique qu'une bonne théorie. "(K. Lewin )

La cybernétique est définie comme une science des organismes, indépendamment de la nature physique des organes qui les constituent. Elle cherche ce qu'il y a de commun entre les assemblages en un tout d'éléments reconnaissables, en voulant systématiquement ignorer, au titre d'attitude méthodologique, si ces organes sont des pièces mécaniques, des éléments électroniques ou des organes biologiques au sens classique du terme. Elle exprime fortement cette attitude dans le concept de boîte noire » (black box) (1) cette boîte fonctionnelle comportant une entrée, à laquelle on applique une grandeur du monde physique, une sortie de laquelle apparaît une autre grandeur de ce monde physique, enfin une fonction, traduite par une étiquette collée sur la boîte, et qui exprime les variations de la grandeur de sortie en fonction de la grandeur d'entrée. Cette boîte est pour le cybernéticien l'atome de structure, L'élément simple du monde des organismes et il cherche des lois d'assemblage qui permettent d'expliquer les propriétés générales de l'organisme, à partir de la synthèse de tels éléments simples.

1. La black box contient autant d'information que le système, mais l'intérieur en est noir, ce qui signifie qu'il est impossible d'y voir quoi que ce soit: la structure interne de la boîte noire est donc aussi inconnaissable que le système dont elle est le modèle...

Cette attitude le conduit à une méthode, la méthode des modèles; reposant sur l'exploitation systématique de l'analogie entre les propriétés d'un organisme naturel et les propriétés d'un assemblage d'éléments simples, intelligibles, construits en laboratoire ou sur le papier. Sa recherche appartient donc à ce que l'on appelle actuellement une philosophie structuraliste qui suppose, au titre d'hypothèse de travail, toujours remise en question, mais commode et efficace pour l'économie de l'esprit, que tout aspect du monde peut toujours être décomposé de façon artificielle en une série d'éléments d'atomes de perception, dont il est possible de dresser le répertoire; I' explication ou le raisonnement reconstruit ce monde ou un modèle de celui-cien assemblant ces atomes selon certaines règles. Le critère de vérité de la science traditionnelle est remplacé par le critère de similitude ou d'adéquation du modèle au réel.

La cybernétique promeut donc par là même une philosophie, la philosophie structuraliste, spécialement adaptée à un monde moderne qui devient de plus en plus le produit artificiel de l'homme, construisant son environnement par l'assemblage d'objets réalisés par son industrie.

Cette attitude structuraliste et atomistique vis-à-vis du monde a été promue tout d'abord par les linguistes qui ont fait un progrès fondamental le jour où ils ont conçu nettement la construction du langage par l'assemblage de mots prélevés dans un dictionnaire selon certaines règles fournies successivement par la syntaxe, par la raison, par le bon sens, qui viennent peu à peu restreindre le champ des combinaisons possibles.

La cybernétique a donc un objet: la théorie des systèmes généraux; une méthode autonome: I' analogie qui donne une place de choix à la combinatoire; enfin elle a une axiomatique* reposant par exemple sur l'affirmation que si le modèle simule convenablement le réel à un niveau donné d'observation, le modèle du phénomène n'est nullement une explication sur la façon dont le phénomène se passe, mais une simple affirmation qu'il existe une explication rationnelle du phénomène. Le modèle est, pour les sciences de la nature, ce qu'est le théorème d'existence » aux sciences mathématiques; il affirme I' existence d'une solution à un problème, sans nullement prétendre qu'il est nécessairement la solution. Ainsi, par exemple, le simulateur de vol ou le grand ordinateur ne prétendent nullement à garantir une explication du système nerveux du pilote et du fonctionnement du cerveau humain, mais ils proposent un mode d'accès fonctionnel aux propriétés de celui-ci.

Reprenant une idée de Bertrand Russell, nous dirons que la pensée n'est pas une chose comme l'eau dans les conduites ou les esprits animaux dans les tuyaux de Descartes; elle est une façon qu'ont certains systèmes complexes de se comporter: quand on a décrit le fonctionnement global de ces systèmes qu'il s'agisse d'un ordinateur calculant de longues séquences d'opération, ou d'un cerveau humain élaborant un raisonnement et qu'on est capable d'en prévoir à coup sûr le déroulement, on a dit tout ce qu'il y avait à dire.

Deux voies s'offrent alors à ce que l'on a pu appeler la pensée cybernétique: la première consiste à approfondir son attitude en dégageant, sur des systèmes abstraits, les propriétés et les lois selon lesquelles des assemblages d'éléments donnent lieu à des phénomènes globaux, différents d'une simple addition. C'est la théorie des systèmes généraux », qui se fait principalement par voie mathématique et qui reste souvent assez imperméable au grand public. L'autre voie, c'est le développement progressif de la pensée cybernétique et de ses applications par extensions successives de la notion d'organisme.

La cybernétique est née, nous le savons, du rapprochement brillant fait par Wiener, Rosenblueth Rachewsky, McCullock, entre les comportements d'organismes biologiques et ceux de dispositifs créés par la technique.

Mais elle a très rapidement, et c'était sa vocation, dépassé ce domaine initial. Le terme d'organisme s'applique, en effet, aux parties d'une machine à calculer concourant à une fonction générale, mais aussi, plus simplement, à un central téléphonique, à la séquence d'opération d'une chaîne de fabrication automatisée. Il s'applique encore à bien d'autres choses; ainsi, à un groupe d'individus constituant un organisme social dans lequel chacun de ces individus a un rôle identique ou différent. Un bureau en est un exemple, et l'on entrevoit une théorie cybernétique de la bureaucratie, répertoriant les fonctions élémentaires et dégageant le programme séquentiel de celles-ci. De façon plus générale, il existe une science de l'assemblage des atomes humains dans une société globale et des lois qui la régissent, science qui pourrait être appelée une chimie sociale », puisqu'elle assemble des atomes pour constituer des systèmes plus gros équivalant à des radicaux ou à des molécules, puis assemble tous ses systèmes eux-mêmes dans des ensembles équivalents aux cristaux ou aux agrégats de la chimie; cette science peut être abordée par la construction de modèles simples des relations entre atomes humains pourvus d'un nombre limité de propriétés. C'est l'objet d'une science récente, prenant de plus en plus d'importance, la sociométrie, qui constitue un des meilleurs exemples du développement progressif d'une théorie des êtres animés et de l'application de cette formalisation aux sciences humaines.

La sociométrie part de boîtes noires représentant des atomes sociaux, possédant une identité (un numéro), recevant et envoyant des messages, avec une densité plus ou moins grande (valence communicationnelle). Elle cherche, par des combinaisons de ces actions, à rendre compte des propriétés des groupes sociaux, en commençant par le micro-groupe (Moreno) puis, s'étendant peu à peu à des groupes de groupes, tels que peut l'être une administration, à des ensembles tels que peut l'être une série d'entreprises en compétition situées dans un marché, ou à des systèmes encore plus généraux, possédant une multitude d'aspects, tels que le serait un État.

Dans cette extension progressive qui apporte un excellent type de cybernétique appliquée aux sciences humaines, le chercheur se pose pour tâche d'observer la vieille règle scholastique d'Ockham: Ne pas multiplier les entités au-delà du strict nécessaire. » Il cherche ainsi à rendre compte du maximum de phénomènes de la société (classes sociales, leaderships, totalitarismes, isolationnismes, luttes d'influence, conseils secrets, etc.) en dotant ces atomes sociaux du minimum de propriétés compatibles avec ce but. Ainsi est-il conduit à distinguer dans l'activité des communications de l'individu plusieurs types, celles qui sont requises par sa fonction sociale (son travail), celles qui sont liées à sa spontanéité émotionnelle, celles qui sont liées à son statut hiérarchique (qui donne des ordres à qui ?). Avec des raisonnements simples, strictement inspirés des lois de la physique ou de la chimie élémentaire, le cybernéticien ou le sociométricien parviennent à rendre compte d'un très grand nombre de propriétés de la vie sociale, qui donnent à ce modèle une très grande valeur, en renouvelant l'approche des sciences humaines.

Parmi les organismes qui peuvent faire l'objet de l'attitude cybernétique, il n'y a pas nécessairement que des systèmes entièrement déterminés, ainsi que peuvent l'être, les organes d'un central téléphonique, mais des assemblages liés de façon plus ou moins élastique par des attractions vagues, par des communautés de propriétés etc, les sociétés humaines en sont souvent de bons exemples, elles n'obéissent pas à un déterminisme total, un certain aléatoire s'introduit en elles. Le cybernéticien est alors conduit à étudier ces propriétés, en réalisant des modèles mécaniques à partir d'organismes conçus initialement pour être entièrement déterminés, tels les grands ordinateurs, systèmes dans lesquels il infuse une certaine dose de hasard dûment contrôlé, en attendant que l'apparition des mémoires électroniques associatives fasse faire un pas de plus à la ressemblance entre machines à calculer et cerveau humain.

C'est certainement là une des applications les plus prometteuses de la cybernétique aux sciences humaines. En construisant des modèles améliorés par approximations successives de systèmes semi-aléatoires, une nouvelle gamme de phénomènes lui est ouverte, par exemple la simulation de certaines réactions globales en économie politique, où il est exclu de rendre compte de toutes les motivations des parties en présence. De même les décisions dans une entreprise ne sont pas toujours explicitables par le psychologue. Elles s'écoulent, depuis l'endroit où elles ont été prises, dans une série de canaux où elles prennent forme, canaux que l'on peut, très légitimement, assimiler aux boîtes noires du raisonnement cybernétique. L'ensemble du comportement du système est particulièrement déterminé par l'ensemble de ces décisions initiales qu'il est (provisoirement) plus simple de considérer comme la somme d'impulsions aléatoires.

Dans cette théorie des circuits complexes, la cybernétique dispose de deux grands outils: les principes de réaction par bouclage, et la mesure de la complexité.

Le premier de ces outils est la distinction entre deux catégories de boîtes noires, que nous appellerons respectivement atomes ouverts ou fermés, selon que ceux-ci font, ou non, intervenir ce mécanisme essentiel qu'est la réaction de l'effet sur la cause, ce que les cybernéticiens franglais ont appelé feedback. Si la grandeur de sortie réagit sur la grandeur d'entrée par renvoi d'une partie de sa valeur à cette dernière, le comportement de l atome de structure n'est plus si simple: les effets globaux ne dépendent plus rigoureusement des causes globales, de la fonction de la boîte noire, ils dépendent aussi de la structure même de la réaction exercée, de sa grandeur, de son sens (elle peut s'ajouter ou se retrancher), du délai au bout duquel elle s'exerce, etc. On dira alors que le comportement de l'atome en réaction est déterminé par une causalité de structure, les causes globales ne dépendant plus seulement des effets globaux. Les mathématiciens (Nyquist, Volterra) ont fourni une étude très approfondie des conditions de fonctionnement de ces atomes fermés plus ou moins sur eux-mêmes.

Ainsi, si la réaction est positive et que la fonction de l'atome soit d'amplifier la grandeur entre l'entrée et la sortie, on aura affaire à un phénomène cumulatif: la sortie amplifiée s'ajoute à l'entrée réamplifiée à son tour, et ainsi de suite. Un exemple très simple nous est fourni en économie politique par le mécanisme des intérêts composés dans une banque. Un exemple plus subtil et plus général à la fois, nous est proposé par la culture scientifique: les idées nouvelles, diffusées par les mass media, viennent s'ajouter au stock des idées anciennes, pour constituer la culture qui génère à son tour les idées nouvelles, et ainsi de suite. Le progrès humain repose sur ces bases: on voit émerger ici une théorie cybernétique des cultures.

La réaction peut, au contraire, être négative; I' effet se soustrait à la cause, il la compense. Quand la cause a tendance à augmenter, le mécanisme a tendance à réagir sur le milieu extérieur, pouvant assurer dans certaines conditions un équilibre artificiel de celui-ci: c'est le processus de régulation. L'exemple parfait, connu de tous, c'est le thermostat de notre frigidaire, ou le régulateur à boules des turbines hydrauliques. Un autre, pris dans le domaine des sciences humaines, serait la législation des salaires avec ce mécanisme du salaire minimum indexé garanti, qui cherche à maintenir constant le pouvoir d'achat du travailleur, par réaction sur son salaire nominal, quand l'indice du coût de la vie se déplace.

On conçoit que dans une entreprise décrite selon les raisonnements sociométriques, on puisse étudier l'ensemble des interactions existant entre ses différents membres. Les erreurs et les distorsions de la communication depuis le haut jusqu'au bas de la pyramide hiérarchique, seront compensées par des réactions renvoyant le message reçu d'où il était parti, comparant ce qui a été reçu à ce qui est renvoyé et déterminant en conséquence les actions ultérieures. Ces réactions peuvent être multiples, enchevêtrées et l'on voit se dessiner une théorie cybernétique de l'entreprise. On conçoit qu'une société globale, un État, puissent se trouver régulés de telle sorte qu'ils soient protégés contre tous les accidents du devenir: tels qu'en eux-mêmes l'éternité les change. C'est l'idéal d'une société stable traduit par des mécanismes sociaux objectivement contrôlables. Ainsi peut on montrer que cette réaction sociale, par rapport à un créateur de délit ou de crime, qu'est la sanction légale, doit, pour être efficace, suivre des lois différentes de celles que suggèrent les balances de la Justice distributive, héritée du droit romain. Il y a une théorie cybernétique de la sanction, participant de l'efficacité de la régulation sociale que celle-ci doit apporter et dont nous commençons à voir les applications, par exemple dans le domaine du droit automobile.

Le second outil essentiel dont dispose la cybernétique comme science générale des systèmes, c'est celui d'une mesure spécifique attachée à la notion même d'organisme. Cette grandeur spécifique est la complexité, notion qui est restée un qualificatif vague jusqu'à une époque très récente où Wiener, von Neumann et Shannon en ont proposé une mesure, et par là ont introduit le quantitatif dans la science des systèmes. C'est surtout le travail de Shannon qui a permis à d'autres chercheurs de développer une mesure de la complexité, à partir de considérations mathématiques qu'il avait dégagées à propos d'un organisme tout à fait particulier, mais extrêmement important, le message. Un message peut, en effet, être considéré comme un organisme. Les linguistes -s'en étaient déjà aperçus; un message tel qu'un texte écrit est, lui aussi, un système d'éléments les signes puisés dans un répertoire et assemblés selon certaines règles d'ordre proche ou d'ordre lointain. Le sociogramme, ou carte des relations sociométriques que trace le cybernéticien, est un message reflet de la structure -d'un organisme le groupe social qu'il décrit. L'organigramme des opérations successives que doit effectuer une machine à calculer ou une chaîne d'automation, est un message constitué d'une suite de schémas ou de symboles, reliés par des fonctions de liaison, qui décrit, interprète, résume, une série d'opérations. La complexité du schéma est liée à la complexité des opérations qu'il décrit.

A l'instigation de Wiener, au sein de cette merveilleuse équipe qui se trouvait réunie au Massachusetts Institute of Technology, Shannon s'est intéressé au départ aux problèmes de la communication et, selon une méthode constante de la démarche scientifique, il s'est intéressé à une question extrêmement étroite à première vue, celle de la mesure de l'efficacité des lignes télégraphiques et téléphoniques. Ce problème l'a conduit à considérer que, ce qui est important dans la communication, c'est le transfert de l'émetteur jusqu'au récepteur d'une certaine quantité d'imprévisibilité pour ce récepteur: nous ne sommes informés, nous n'apprenons quelque chose, que dans la mesure où ce qui nous parvient par un message ne nous est pas déjà connu, et c'est sur ce truisme que repose une mesure de la communication par la quantité de nouveauté qui nous est transmise. La valeur d'un message, c'est sa valeur d'originalité, sa quantité d'imprévisible.

Il restait et ce fut le travail de Shannon à mesurer mathématiquement quelle pouvait être la quantité d'imprévisible qu'était susceptible de convoyer un message d'une certaine longueur, contenant un certain nombre de signes, c'est-à-dire d'éléments déjà connus antérieurement à l'acte de communication, à la fois par l' émetteur et le récepteur (c'est ce que l'on appelle le répertoire », dont l'alphabet et le dictionnaire nous donnent des exemples). Shannon définit une quantité qu'il appela information » et que l'on pourrait traduire comme étant le nombre d'éléments originaux nécessaires au récepteur pour construire la forme » dans sa pensée. Cette quantité constitue une véritable mesure de la complexité du message, mesure universelle en ce sens qu'elle peut servir à n'importe quel type de message. Ce fut la tâche de ses successeurs d'élargir peu à peu le problème original, jusqu'à couvrir pratiquement tous les types de communications télégraphiques, verbaux, linguistiques, schématiques, images de télévision, projections, affiches, etc.

L'information apparaissait ainsi peu à peu comme une dimension spécifique de l'assemblage des signes, de même que la complexité était une dimension spécifique de l'assemblage d'organes constituant un organisme. L'identité de ces notions ne tarda pas à apparaître et l'on disposa par là d'une mesure de la complexité des organismes, donc d'un accès métrique à une grandeur spécifique de ce monde des organismes qu'ils soient naturels ou artificiels qui constitue maintenant l'un des problèmes carrefours de la perception scientifique du monde. Cette notion qu'il existait des dimensions caractéristiques des systèmes, était déjà apparue de façon plus ou moins vague à divers philosophes du siècle dernier, Spencer et Morre, par exemple, reprenant des conceptions d'ordre et de désordre déjà envisagées à la Renaissance. A notre époque elle a été bien marquée dans les commentaires que Teilhard de Chardin et Glangeaud ont fait sur l'évolution des organismes vivants ou des systèmes géophysiques.

La complexité est une mesure, liée au point de vue que nous adoptons relativement à un organisme. Une machine à écrire, par exemple, possède une complexité structurelle (elle est faite d'un certain nombre de pièces) et d'autre part, une complexité fonctionnelle (elle permet d'effectuer un certain nombre d'opérations élémentaires). On conçoit que l'on puisse repérer l'organisme machine à écrire » par un système de dimensions dans lequel sa plus ou moins grande complexité peut être mesurée. Nous pourrons donc, par là comparer telle machine à écrire à telle autre ou, indépendamment de ce but, comparer quant à la complexité, une machine à écrire, un ordinateur, une machine à coudre, un violon ou une automobile et pourquoi pas ?aussi un cerveau humain. Nous les comparons du point de vue des propriétés liées à leur rôle et à leur structure dans le monde naturel ou artificiel: nous traçons une carte des mondes des organismes. Nous comparons la complexité d'un groupe d'amis, d'une société commerciale ou d'un trust financier. Nous en tirons les lois relatives, par exemple, aux travaux qu'impliquerait une modification de leur structure, etc. Le cybernéticien se trouve disposer par là de l'outil métrique essentiel qui lui manquait.

Mais la doctrine ainsi dégagée s'est avérée si importante, qu'elle a constitué rapidement une branche autonome de la cybernétique, peut-être la plus ferme car elle reposait solidement sur la formule de Shannon: c'est la théorie de l'information, qui a reçu une extension considérable. Une bonne part de l'activité humaine se traduit, en effet, par des messages d'un individu à un autre individu, d'un groupe à une masse sociale: la radiodiffusion en est un exemple. L'artiste, de même, transmet un message à son public: la partition est le message que le compositeur transmet à l'exécutant, comme une sorte de programme de la séquence d'opérations que celui-ci aura à faire; toute notre perception est le déchiffrement des messages que l'environnement nous transmet.

On voit la généralité de cette notion et combien pouvait être précieuse, pour l'ensemble des sciences qui s'occupent de l'homme, une appréhension métrique de celle-ci.

Ce sont les linguistes qui, les premiers, en ont fait usage, en essayant de déterminer l'influence sur l'intelligibilité du message, des règles plus ou moins contraignantes régissant l'assemblage des signes. Ils ont montré très clairement que le message optimum entre êtres humains n'était pas celui qui assure l'économie la plus grande dans l'emploi du système de transmission telle que l'avait définie originellement Shannon. L'acte de communication est, pour l'être humain, quelque chose de très spontané, de très courant, de très bon marché, sauf dans les systèmes artificiels; ce qu'il cherche, ce n'est pas tellement d'économiser sur les mots ou sur l'occupation du temps, c'est plutôt d'être efficace, c'est-à-dire avant tout, d'être compris. Les linguistes ont montré alors que le message le plus efficace n'était pas forcément le plus original, mais celui convoyant, par un excédent relatif du nombre de signes, une quantité optimum et non pas maximum d'originalité: le message optimum établit une dialectique heureuse entre l'original, I'informatif, d'une part et l'intelligible, le prévisible, d'autre part. Leur tâche actuelle est d'élucider les diverses règles qui, contraignant l'émetteur à restreindre ses choix, mais connues du récepteur avant l'acte de communication, permettent à ce dernier d'avoir une prévisibilité globale de ce qui va suivre à partir de ce qui précède: c'est ce que l'on appelle la redondance du message et cette grandeur apparaît, dans la communication inter-humaine, peut-être plus importante encore que le concept d'information dégagé d'abord par Shannon.

Pour qu'un tableau nous soit intelligible, il faut que les taches de couleur assemblées sur la surface qui le constitue soient réparties, non pas totalement au hasard comme le ferait un chimpanzé trempant une douzaine de pinceaux dans des godets, mais selon certaines règles de continuité qui peuvent nous venir, soit de la ressemblance de la suite de ces taches avec les formes que nous propose le monde naturel (peinture figurative), soit des lois de continuité reposant sur des structures géométriques (droites ou cercles, carrés ou triangles), soit même d'assemblages semi-désordonnés (peinture abstraite »). On voit émerger une nouvelle application de la cybernétique à ces systèmes particuliers étudiés par les sciences humaines, les messages artistiques. Il existe maintenant une esthétique informationnelle à partir de ces règles de contrainte dûment établies dans l'assemblage des signes et l'on conçoit que l'esthéticien puisse demander à un ordinateur de mettre en mémoire des éléments d'information, puis, à l'aide d'un programme que l'on appellera algorithme, de les réassembler selon un certain ordre plus ou moins subtil, d'en chercher les variations possibles, etc. C'est la machine à peindre, la machine à écrire des poèmes, car c'est l'art qui est entré le plus vite dans l'orbe de la composition artificielle la machine à composer de la musique, dont beaucoup d'entre nous ont entendu au cinéma les produits, sans savoir qu'ils étaient originaires d'un ordinateur.

Cette interprétation propose à l'Esthétique divers problèmes, tels que celui-ci: l'œuvre d'art est-elle nécessairement un message de l'artiste au grand public, message qu'il veut compris le mieux possible, de même qu'une affiche doit être la plus efficace possible auquel cas la cybernétique et l'esthétique informationnelle lui apporteront les lois qui régissent la perception par le public en lui laissant le soin de s'y conformer ou bien, contraire, le rôle de l'artiste ne serait-il pas plutôt jouer un jeu d'échecs avec la société, dans une série parties successives, pour lesquelles il met chaque fois certain enjeu et dans lequel son seul désir est que le public joue le jeu avec lui (Homo ludens) ?

Au terme de ce tour d'horizon, la cybernétique nous apparaît donc comme la méthode de formalisation fondamentale du concret, qu'il s'agisse du monde naturel, d l'être vivant ou du produit de ses artifices - elle se pose l'égale des mathématiques dont elle se sert largement mais qui, elles, poursuivent une formalisation de l'abstrait. La cybernétique est simultanément une science générale des organismes, une attitude de pensée, un philosophie du sémantique. Elle ne doit jamais oublier cette remarque de Platon qui la définit:

"La cybernétique sauve des périls non seulement les âmes, mais aussi bien les vies que les richesses. C'est une science sage modeste, elle ne se vante pas, prenant un air important comme si elle accomplissait quelque chose de magnifique. Car le pilote sait qu'en débarquant ses passagers, il ne les a pas débarqués meilleurs qu'ils n'étaient lors de l' embarquement, ni pour le corps, ni pour l'âme."(Gorgias 511)

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